L’Enquête

L’imaginaire collectif nous laisse encore rêver de l’enquête menée par l’inspecteur à l’instinct infaillible et au vieil imperméable. Le « flair du flic »… Heureusement pour le nombre d’erreurs judiciaires, l’enquête est pourtant de plus en plus scientifique, mettant ses méthodes à jour au gré des progrès de la recherche.
Criminalistique, psychologie, criminologie, droit, informatique … quelles techniques guident la logique des Sherlock modernes ?

Quelles méthodes d’enquête peuvent guider une pratique moderne ?

Cette page n’a pas pour objet de décrire les méthodes d’enquête de la police technique et scientifique française. Ces unités, travaillant pour les autorités publiques, impliquent des coûts très élevés (déplacements, matériels, analyses …) et de nombreux professionnels issus de longues années de spécialisations complémentaires (biologie, chimie, entomologie, physique, ballistique, médecine légale, etc.). Ce type de travail est plutôt décrit dans les ressources de vulgarisation.
Nous nous intéressons ici à des moyens privés, comme par exemple le travail d’un psychologue expert judiciaire, d’un psychologue qui réaliserait une enquête sociale, ce qui correspond davantage à ma pratique, voire d’un détective privé (désormais appelés agents de recherches privées). Le travail d’enquête du psychocriminologue reste complémentaire avec celui des forces de police, qui peuvent régulièrement coopérer.

Les méthodes évoquées sur cette page proviennent toutes des travaux de recherche en psychologique cognitive et comportementale, ou de criminologie.

Criminalistique

La criminalistique correspond à ce que l’on imagine souvent en pensant à la criminologie. Elle n’en est en fait qu’une sous-discipline. Il s’agit de l’ensemble des sciences d’identification des auteurs d’infraction ou de leurs victimes. Elle regroupe donc un grand nombre de spécialités (ballistique, analyse de traces de sang, ADN, empreintes, analyse de fibres, de liquides, de plantes, entomologie forensique, médecine légale …), exercées par des professionnels différents. En France, la criminalistique rassemble généralement les métiers de la Police Technique et Scientifique, et de nombreux experts judiciaires.

La criminalistique s’est développée en France, grâce à deux scientifiques précurseurs majeurs :
Alphonse Bertillon, qui développa un système de classification anthropométrique des criminels (ex. : mesurer la taille, la couleur de cheveux, des yeux, etc., d’un criminel afin de l’identifier en cas de récidive). Il proposa également la photographie des scènes de crime, et le tracé de plans à l’échelle. Il rendit enfin systématique le recueil d’empreintes digitales des condamnés, méthode qui avait commencé à être utilisée par les Britanniques.
Edmond Locard, qui formula le principe d’échange : lorsque deux corps entrent en contact, il y a obligatoirement un transfert entre ceux-ci. Ce principe implique que l’on retrouve forcément des traces du lieu du crime ou de la victime sur le criminel, et des traces du criminel sur le lieu et la victime.

Une tenue vestimentaire « sexy » façon « Les Experts » contaminerait désespérément les preuves d’une scène de crime…

Si l’expert psychologue ou criminologue n’a pas, en soi, besoin d’être un expert en criminalistique, – aucun professionnel ne peut de toute façon en maîtriser la totalité à lui seul – des connaissances de base sont très utiles pour ne pas commettre d’erreur d’interprétation grossière, ou pour pouvoir comprendre la totalité d’un dossier étudié. La criminalistique n’est donc compatible qu’avec les approches de psychocriminologie scientifiques, type pratique fondée sur les preuves, au risque de causer une erreur judiciaire.

Entretien cognitif et techniques d’interrogatoire

La recherche en psychologie a mis en évidence l’existence d’un phénomène de faux souvenirs chez l’être humain. (Voir travaux de Loftus, et de Corson & Verrier.) Les faux souvenirs impliquent que la mémoire à long terme est beaucoup plus imparfaite que nous ne le pensions initialement. Elle fonctionne par reconstruction de souvenirs à chaque fois qu’on les évoque, ce qui les rend malléables. Le caractère reconstructif de la mémoire est une fonction d’adaptation, puisqu’il nous permet d’enrichir un souvenir avec des informations supplémentaires (ex. : le point de vue de quelqu’un d’autre). Mais il signifie aussi que nous sommes sensibles à la suggestibilité.

Ces travaux ont donc révélé que de nombreuses méthodes d’interrogatoire ou même psychothérapeutiques (ex. : la « thérapie des souvenirs retrouvés ») ont en réalité des résultats catastrophiques, puisqu’ils « contaminent » la mémoire de la personne avec des informations qui n’étaient pas présentes dans son souvenir. Une victime, un innocent ou un coupable, peut donc avoir sincèrement l’impression de se souvenir de choses tout à fait fausses. C’est une possibilité d’explication de certaines fausses confessions. Les études montrent que ces faux souvenirs peuvent être détaillés, même davantage que la suggestion faite initialement, et que nous n’avons souvent aucun moyen de différencier un vrai d’un faux souvenir.

En conséquence, la méthode de l’entretien cognitif a vu le jour. Il s’agit d’une manière de poser des questions à une personne, de sorte à exercer le moins de suggestibilité possible sur elle. Cette méthode a deux avantages : ne pas créer de faux souvenirs chez une victime ou un témoin (ou en tout cas, le moins possible), et détecter plus facilement une personne qui essaierait de mentir. L’entretien cognitif est donc utile dans de nombreux contextes, allant de l’interrogatoire de police à la psychothérapie, pour tous types de personnes et d’âge. Cette méthode est d’autant plus importante à maîtriser dans les cas qui favorisent la suggestibilité et donc l’apparition de faux souvenirs, comme les contextes d’autorité (ex. : police, enquête, tribunal), et certaines caractéristiques de la personne entendue (ex. : enfant, personne âgée, difficultés de mémoire, handicap psychique).

La formation à l’entretien cognitif devrait, à mon sens, être obligatoire pour les policiers et gendarmes, les professionnels de justice, et les professionnels de santé mentale. On détecte en effet la présence de questions suggestives et de discours transformés involontairement dans un nombre considérable de dossiers judiciaires et médicaux.

Profilage

Pour les téléphiles qui regardent « Esprits Criminels » plutôt que « Les Experts », le profilage est le deuxième gros cliché concernant la criminologie. En réalité, il n’existe à ce jour pratiquement pas de données scientifiques montrant l’efficacité des techniques de profilage. En d’autres termes, des profilers qui travailleraient comme dans cette série n’existent pas, ou s’ils le prétendent, arrivent à des résultats erronés qui entraînent des erreurs judiciaires. (Désolée pour la déception !)

Les travaux scientifiques portant sur la validation empirique du profilage criminel – c’est-à-dire, qui vérifient si des théories de profilage peuvent être vraies – avancent à tout petits pas. Ils recherchent des régularités statistiques dans les caractéristiques des auteurs et victimes de crime, notamment leur personnalité, ou dans les scènes de crime. L’objectif du profilage est de parvenir à identifier un coupable et à reconstituer le déroulement de l’infraction, à partir des éléments trouvés par les enquêteurs. A ce jour, l’une des branches les mieux développées à ce jour du profilage est le profilage géographique, qui reste non consensuel. On peut citer Eric Beauregard parmi les chercheurs qui essaient de développer un profilage empirique, avec une efficacité prouvée.

Aujourd’hui, les professionnels les mieux formés au profilage criminel sont donc ceux qui font preuve d’une grande prudence à son égard, en connaissent les actuelles limites épistémologiques et empiriques, et s’en servent plutôt en stratégie de dernier recours face à une affaire non résolue (parfois appelées « cold case »). Vous pouvez donc oublier les propos et méthodes vus et entendus à la télévision…

D’ailleurs, vous pouvez également fuir devant un professionnel qui vous parlerait de « pervers-narcissique » ou de « personnalités multiples », qui n’existent pas non plus…

Force de preuve, valeur probante

En conclusion de cette page, on peut voir que les méthodes d’enquête présentes et futures sont intégralement basées sur des données scientifiques. Elles laissent peu de place à l’interprétation, en essayant d’avoir le plus d’objectivité possible.

Cette meilleure fiabilité des méthodes est soutenue par le droit, qui accorde une force de preuve différente à ces différentes possibilités. On parle également de « valeur probante » d’un élément. Par exemple, une correspondance ADN est aujourd’hui considérée comme plus fiable qu’un témoignage. Le témoignage lui-même reste quand même une preuve intéressante, préférable à une absence totale de preuves. Petit à petit, le droit avance dans sa connaissance des méthodes scientifiques d’enquête, et leur donne donc une priorité par ce système de force de preuve.

La pratique ayant toujours nécessairement du retard sur la recherche (difficile de pratiquer et de se tenir à jour en même temps !), cette transition se fait toujours avec un certain délai. Par exemple, en psychologie, le droit ne connait pas encore bien l’existence des méthodes empiriques, et les théories et outils qui y sont associées. Les tribunaux acceptent donc encore des rapports d’expertises judiciaires dans lesquels les psychologues et psychiatres n’utilisent que des tests projectifs (ex. : les fameuses taches d’encre de Rorschach… qui n’ont aucune valeur scientifique), et aucun outil actuariel (un test prédictif vérifié de manière statistique sur la population). C’est la raison pour laquelle de nombreux rapports d’expertise psychologique sont dysfonctionnels. On peut donc souhaiter une évolution du statut de la psychologie judiciaire par une réforme dans les prochaines années.

Dernière mise à jour de cette page : 25/08/2022.